17 décembre 2019

David Laborde: Concernant les questions indissociables de la sécurité alimentaire, des tensions commerciales et des économies en développement, où en sommes nous aujourd'hui?

by Deanna Ramsay / in Tribune libre

Un chercheur principal de l'Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI) parle des économies basées sur l'agriculture et de la façon dont la situation commerciale actuelle entre les États‑Unis et la Chine atteint les populations pauvres.

Comment les tensions commerciales actuelles se répercutent elles sur la sécurité alimentaire dans les pays en développement? 

Pour comprendre le dilemme autour de la sécurité alimentaire, nous devons penser en termes de revenu de la population, d'une part, et à la façon dont les marchés internationaux et les prix des produits alimentaires évoluent, d'autre part. Les tensions commerciales vont avoir une incidence sur ces deux aspects, y compris pour les personnes qui vivent dans les économies en développement.

Une baisse de la croissance en Chine, aux États‑Unis ou en Union européenne signifie qu'il y a également une baisse de la demande mondiale; par conséquent, cela va entraîner une baisse des prix pour beaucoup de produits exportés par des économies pauvres, en plus de réduire les revenus.

Ces tensions commerciales vont nuire à tout le monde, y compris aux populations les plus pauvres. Lorsqu'on dit que la croissance économique sera inférieure d'un demi‑pourcentage à la croissance prévue, dès qu'il y a une accumulation sur dix ans, cela a une incidence. Et ce devant quoi nous sommes aujourd'hui, c'est une perturbation spécifique des marchés agricoles, en raison de l'intensité des tensions commerciales entre les États‑Unis et la Chine concernant les produits agricoles, qui sont les principaux produits exportés par les États‑Unis à destination de la Chine.

Et c'est là que l'histoire est plus contrastée, car le conflit entre les deux marchés, américain et chinois, peut ouvrir des débouchés à de nouveaux fournisseurs. Donc, on commence à avoir des gens en Afrique de l'Est qui vendent davantage de soja à la Chine, et à un meilleur prix, et des gens en Amérique centrale qui vendent davantage de produits de la pêche, ou des gens en Asie du Sud‑Est qui remplacent les produits de l'aquaculture que la Chine vendait aux États­‑Unis. C'est ce genre de possibilités à court terme que l'on retrouve.

Bien entendu, il faut faire attention: les possibilités à court terme peuvent ne pas représenter de gains à long terme car, actuellement, ces tensions commerciales peuvent également conduire à une guerre tarifaire en premier lieu, puis à une guerre des subventions comme nous l'avons vu aux États‑Unis lorsque le gouvernement a utilisé l'argent des contribuables pour dédommager les agriculteurs pour leurs pertes de marché. Par ailleurs, nous savons que si les grandes économies tentent de protéger leurs agriculteurs avec des subventions, cela fera encore plus baisser les prix et, par conséquent, les agriculteurs des pays les moins avancés en subiront les contrecoups.

Enfin et surtout, l'incertitude est globalement mauvaise pour les investisseurs et pour le développement économique. En effet, ne sachant pas ce que l'avenir vous réserve, vous ne ferez peut‑être pas certaines dépenses dans le secteur agricole ou vous n'investirez peut‑être pas dans des systèmes d'irrigation dans les pays les moins avancés, car vous ne savez pas si cette opportunité sera à court terme ou pas. Tout cela aura une incidence sur la quantité d'argent injecté dans le secteur agricole pour innover et cela peut avoir une grande influence sur la sécurité alimentaire dans dix ans, parce que nous ne faisons pas maintenant les investissements nécessaires pour l'avenir, à la fois sur le plan de l'évolution normale de la sécurité alimentaire, mais également en ce qui concerne toutes les questions relatives au changement climatique. Nous avons besoin d'investir maintenant pour surmonter les problèmes actuels, mais aussi ceux auxquels nous serons confrontés dans les années à venir.

Pouvez vous nous donner un exemple de produit qui a été touché par les incertitudes commerciales actuelles?

Le soja est le produit phare exporté par les États‑Unis vers la Chine et, par conséquent, celui qui est le plus touché. Par ailleurs, nous avons de plus en plus besoin de soja chaque année à l'échelle mondiale, y compris en Afrique, parce que le bétail s'en nourrit et que la croissance des revenus dans les économies en développement entraîne une augmentation de la consommation de produits laitiers et de viande. À l'heure actuelle, le soja est la culture qui enregistre le taux de croissance le plus élevé en Afrique en termes de superficie cultivée. Nous avons constaté une forte expansion dans le domaine en Afrique australe et orientale, mais également au Togo, en Afrique de l'Ouest. C'est donc un produit précieux qui a un rôle à jouer sur le marché intérieur en Afrique, mais qui est également très intéressant à exporter en Chine.

Nous commençons à voir la complexité de la situation ici, et que l'instabilité à court terme peut faire des gagnants et des perdants. Ce que nous avons constaté, c'est que l'Afrique orientale a de plus en plus exporté vers la Chine afin de tenter de prendre la place du soja américain, alors qu'au départ, ce soja était destiné au marché local de l'Afrique orientale. Nous sommes donc maintenant confrontés au problème de nombreuses exploitations avicoles qui ne parviennent pas à payer le soja au prix qu'elles pensaient. Pourquoi? Parce que la demande chinoise qui se déplace des États‑Unis vers l'Afrique orientale fait monter les prix. Si vous êtes un producteur de soja, c'est une bonne nouvelle, mais si vous venez de démarrer vos activités dans le secteur avicole ou même dans le secteur laitier, ce n'est pas une très bonne nouvelle. C'est pourquoi cette instabilité à court terme peut avoir des conséquences à long terme pour un autre maillon de la chaîne de valeur.

Parallèlement, nous devons garder à l'esprit que tout ce soja américain doit finir quelque part; il commence donc à être écoulé sur certains marchés, notamment en Afrique de l'Ouest. Les écoulements de soja commencent donc à être perturbés. Cela redistribue les cartes, mais perturbe les marchés africains à court terme et engendre des gagnants et des perdants.

L'agriculture est une activité risquée, notamment parce qu'elle est tributaire des conditions météorologiques. Mais elle subit aussi les effets de la politique et, ces derniers jours, le risque politique est peut‑être encore plus grand que le risque météorologique.

Le changement climatique crée également beaucoup d'incertitude et de perturbations. Quel impact cela a t il sur les pays les plus pauvres et leur sécurité alimentaire?

Je pense qu'il est important de penser que plus le climat est instable, plus les prix sont instables; et le commerce deviendra même de plus en plus important. Si vous avez du mauvais temps chez vous et que votre récolte est détruite ou que vous en perdez 30%, vous devez prendre cette nourriture quelque part et les marchés mondiaux sont une sorte de supermarché. Que cela vous plaise ou non, vous êtes bien content de trouver un supermarché ouvert 24 heures quand vous en avez besoin. Mais cela existera uniquement dans la continuité. Par conséquent, nous devons faire en sorte que ces marchés fonctionnent, d'autant plus avec le changement climatique.

Lorsque nous voulons protéger un marché de la volatilité des marchés mondiaux, dans le cas des petites économies actuellement, nous constatons que la volatilité des prix intérieurs est beaucoup plus importante que celle des marchés mondiaux, car plus le marché est petit, plus la volatilité est forte. Si vous vivez aux États‑Unis ou au Brésil et qu'une partie du pays est frappée par des intempéries ou un ouragan, ce n'est pas toute votre production alimentaire qui est compromise. Comme nous l'avons vu au Mozambique ou au Malawi, les chocs climatiques peuvent véritablement endommager 30% à 40% de la production, de sorte que les prix s'envoleront s'ils ne sont pas stabilisés par les marchés mondiaux. Bien entendu, la volatilité s'importe parfois, mais les prix sont, la plupart du temps, stabilisés par les marchés internationaux.

Un des principaux défis que nous voyons dans les pays les moins avancés vient du manque d'infrastructure; ils sont plutôt déconnectés de la plupart des marchés alimentaires. Si vous regardez maintenant en quoi consiste essentiellement la sécurité alimentaire des pays africains en ce qui concerne le manioc, le maïs blanc ou les tubercules, vous constatez que ce sont des marchés très mal intégrés et localement instables.

L'intégration pour stabiliser naturellement les prix fait partie de la stratégie d'adaptation au changement climatique à faible coût qui a commencé à l'échelle régionale et même mondiale. Sur le plan de la résilience, je pense qu'il faut tenir compte des périodes de mauvaises récoltes et également des périodes de bonnes récoltes. Afin de veiller à ce que les agriculteurs gagnent de bons revenus lorsque les conditions climatiques sont bonnes ou mauvaises, nous devons tenir compte de l'ensemble de la chaîne de valeur et faire en sorte que, lorsque votre rendement augmente de 30% parce que la récolte est parfaite, vous ne voyez pas les prix s'effondrer parce que personne ne veut payer pour vos produits.

La part des pays les moins avancés dans le commerce mondial est actuellement inférieure à 1%. Connaissant leur dépendance à l'agriculture, que peuvent ils faire?

Si vous comparez leur poids sur le plan du commerce international, mais également sur le plan du PIB, il n'y a rien d'anormal. L'économie mondiale a connu une forte croissance, la Chine et la plupart des pays asiatiques ont contribué à cette grande expansion économique; dans une certaine mesure, les PMA ont stagné et cette stagnation fait que leur part diminue d'année en année. Par ailleurs, nous ne devons pas oublier qu'ils exportent beaucoup de pétrole, de minéraux, ce qui n'est pas mal en soi, mais n'exporter que cela peut ne pas faciliter la croissance inclusive.

Le développement agricole est l'un des moyens les plus efficaces d'enrayer la pauvreté. À taille égale, 1% de croissance dans le secteur agricole réduira davantage la pauvreté qu'une même croissance dans les secteurs industriels.

David Laborde, chercheur principal de l'Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI)

Le développement agricole est l'un des moyens les plus efficaces d'enrayer la pauvreté. À taille égale, 1% de croissance dans le secteur agricole réduira davantage la pauvreté qu'une même croissance dans les secteurs industriels.

Par ailleurs, ces économies semblent avoir des avantages comparatifs en matière d'agriculture; par conséquent, leur part dans le commerce international des produits agricoles devrait être plus importante que la taille moyenne de leur économie. Ce n'est pourtant pas le cas.

Nous devons distinguer deux choses ici. L'une d'elles est l'absence de gains de productivité. Lorsque nous parlons d'agriculture, une grande partie de la valeur marchande se trouve dans les produits alimentaires transformés ou semi‑transformés ou les marchés de niche, et les PMA n'en sont généralement pas à ce stade aujourd'hui. L'aspect important est que beaucoup de PMA connaissent une forte croissance démographique, ce qui signifie que la majeure partie de ce qu'ils produisent en plus sert avant tout à nourrir la population. Oui, les PMA sont relativement petits, mais la plupart de leur production est absorbée par le marché intérieur, de sorte qu'il n'y a pas toujours d'excédent à exporter. Donc, lorsque nous évaluons les résultats des PMA, nous devons tenir compte de leur productivité et de leur compétitivité sur le marché, tout en nous rappelant qu'il existe des dynamiques spécifiques dans leurs marchés intérieurs qui sont essentielles à leur sécurité alimentaire.

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