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Jusqu'à la crise financière de 2008, l'interdépendance du commerce et de l'investissement entre les pays n'a cessé d'augmenter. L'expansion des chaînes de valeur mondiales (CVM) en est la meilleure illustration. De nombreux pays – y compris les moins avancés – ont accepté que le fait de participer aux CVM représentait une hausse des revenus et une plus forte croissance, et ont donc résolument mis l'accent sur l'établissement de liens en amont dans ces CVM. Cela signifiait d'exporter leurs produits ou leurs marchandises, parfois leurs services, en tant qu'intrants intermédiaires destinés à être transformés, principalement en Chine, et de livrer les marchandises en aval vers les marchés de consommation finale.
Dans le processus, la Chine a développé une croissance qui lui a permis d'atteindre la même taille de marché d'exportation pour les pays les moins avancés (PMA) que l'Union européenne, les deux étant légèrement en dessous de 30%. En comparaison, la part des États Unis se trouve juste au dessus de 9%. Ce qui s'est passé sur le plan de la croissance économique et commerciale en Chine est donc important pour les PMA, non seulement en ce qui a trait aux effets cycliques à court terme, mais également en ce qui concerne les perspectives à plus long terme, car le géant asiatique est également devenu un investisseur majeur et une source importante de transfert de technologie dans ces pays.
Par conséquent, la guerre commerciale avec les États Unis, qui a une incidence négative sur les résultats économiques de la Chine, doit aussi peser sur ce groupe de pays. C'est particulièrement le cas pour les PMA asiatiques qui ont commencé à établir des liens en amont dans le processus de transformation chinois afin d'intégrer leur commerce dans les CVM.
Par quelles avenues ces effets liés à la guerre commerciale seront ils transmis? Les avenues, qu'elles soient liées au commerce intégré aux CVM ou au commerce non intégré aux CVM, comportent à la fois des risques et des possibilités.
Les risques découlant de la guerre commerciale pour les PMA
Le découplage par la relocalisation
Un des risques est que les entreprises américaines en activité en Chine décident de ramener leur production jusqu'alors délocalisée à l'étranger aux États Unis (ou dans un pays avec lequel les États Unis ont des règles commerciales strictes et plus prévisibles – par exemple dans le cadre de l'Accord entre les États Unis, le Mexique et le Canada). Une diminution des activités de production au sein des CVM et des exportations chinoises à destination des États Unis en raison d'une relocalisation implique une baisse des exportations pour les pays tiers qui fournissent des pièces et des composants à la Chine, y compris les PMA. C'est une "CVM en tant que moteur de croissance" qui fonctionne à l'envers et entraîne une diminution des échanges pour ces pays qui ont des liens en amont dans les CVM en Chine.
La contraction du commerce non intégré dans les CVM
Un autre risque vient de l'incidence globale de la guerre commerciale sur les résultats économiques de la Chine, car on présume que les effets – au moins à court terme – seront négatifs. La baisse de la demande extérieure de produits exportés dans une économie qui en dépend (encore) se fait ressentir par une baisse de la croissance et une diminution de la demande d'importation de produits de consommation finals en Chine. Par conséquent, les exportations en provenance des PMA pourraient également souffrir de cette avenue. Cependant, il convient de noter que cette diminution de la dépendance de la Chine à l'égard des importations – à la fois pour la consommation finale et la production destinée à l'exportation – a commencé avec un réexamen graduel de la durabilité de la croissance tirée par les exportations au lendemain de la crise mondiale de 2008. La guerre commerciale a peut être renforcé et accéléré cette tendance.
Tous les pays sont touchés par ce qu'on appelle encore une guerre commerciale bilatérale, simplement par le fait que près de 60% du PIB mondial dépend du commerce
Mia Mikic, Directrice de la Division du commerce, de l'investissement et de l'innovation à la Commission économique et sociale des Nations Unies pour l'Asie et le Pacifique.
Les possibilités découlant de la guerre commerciale pour les PMA
Le découplage par le déroutement des CVM
Vous vous souvenez d'une image de la chaîne de valeur de l'iPhone? Des tonnes de pièces et de composants provenant de dizaines d'entreprises et de pays différents, qui traversent parfois des frontières communes plusieurs fois, pour finalement être assemblés en Chine et exportés vers les États Unis ou d'autres marchés, y compris en Chine. Il n'est pas possible de simplement reconfigurer tous ces maillons de la chaîne de valeur en peu de temps et sans investissement massif. En revanche, ce qu'Apple peut faire, c'est de délocaliser des parties de la chaîne de production chinoise vers d'autres pays possédant des capacités de production tout aussi compétitives ainsi qu'une logistique efficace et d'autres infrastructures. C'est l'occasion de prendre la place de la Chine dans la chaîne de production. À court terme, moins il y aura besoin d'investissement pour le déroutement, mieux ce sera. À moyen et à long terme, cette avenue nécessitera probablement un investissement étranger direct nouveau ou réalisé sous forme de fusions et acquisitions dans le nouvel emplacement.
La création (ou le détournement) de courants commerciaux non intégrés aux CVM
Au‑delà des produits liés aux CVM, il existe d'autres marchandises que la Chine exporte vers les États‑Unis (par exemple le bois d'œuvre) et que les États‑Unis exportent vers la Chine (par exemple le soja). Ce commerce devenant de plus en plus coûteux – et de plus en plus complexe sur le plan administratif –, les négociants chinois et américains chercheront d'autres marchés d'où ils pourront importer des produits de substitution proches. Tout fournisseur en mesure d'offrir des produits de qualité et de prix analogues aura la chance de commencer à exporter directement vers ces pays. Cette création de nouveaux courants commerciaux serait semblable à celle observée à la suite d'un accord de libre‑échange où les pays passent d'un commerce non encadré à un commerce encadré par un accord en raison des avantages perçus en matière de coûts.
Quelques résultats empiriques sur les incidences possibles
La Commission économique et sociale des Nations Unies pour l'Asie et le Pacifique (CESAP) a calculé l'incidence possible sur trois pays, y compris les PMA d'Asie, des droits de douane imposés par les États Unis à la Chine (jusqu'en juillet 2019).
Les résultats montrent que l'Association des nations de l'Asie du Sud Est (ASEAN) et les économies avancées d'Asie de l'Est pourraient profiter des possibilités de substitution tant pour le déroutement des CVM que pour la création de courants commerciaux non intégrés aux CVM. Le Japon, la Corée du Sud, la Thaïlande et le Viet Nam pourraient en être les plus grands bénéficiaires.
En principe, de nouvelles possibilités pourraient se présenter à certains PMA dans les secteurs exportateurs à forte intensité de main d'œuvre et les exportations de produits de base. Cependant, ces pays auront plus de difficulté à se faire choisir en tant que nouvel emplacement pour le commerce lié aux CVM en raison de la faiblesse des infrastructures et des insuffisances logistiques, du manque de capacité de production et de main d'œuvre qualifiée, ainsi que des taxes sur le commerce qui demeurent relativement élevées en raison de la prévalence de la progressivité des droits dans le secteur manufacturier et dans celui des produits agricoles pour les pays à faible revenu.
Dans son analyse, la CESAP définit certaines possibilités pour quelques PMA de s'insérer dans le réseau d'approvisionnement dérouté – soit en tant que fournisseurs de produits de base et intermédiaires (dans le cas, par exemple, de la RDP lao, du Népal et du Bhoutan) soit en tant que producteurs de marchandises destinées à la consommation finale (par exemple le Cambodge).
Source: ESCAP 2019
Lorsqu'on examine les nouvelles possibilités en termes d'exportations sur le marché des États Unis tant pour les produits intermédiaires que pour les produits finis, seuls le Bangladesh et le Cambodge figurent dans les résultats parmi les PMA. Dans l'ensemble, la production des produits finis destinés à l'exportation a tendance à nécessiter plus de main d'œuvre que les activités en amont, mais peu de PMA d'Asie semblent être en mesure de profiter de cette possibilité de créer des courants commerciaux.
Source: ESCAP 2019
Une dernière mise en garde
Malgré la réorganisation potentielle des CVM, la Chine restera selon toute vraisemblance le maillon le plus important de la CVM en Asie, au moins pendant un certain temps encore. Il sera difficile d'éclipser la Chine, qui a renforcé sa capacité en améliorant de façon ciblée ses capacités de services, en perfectionnant les compétences de sa main d'œuvre, en développant son infrastructure numérique et en accroissant l'efficacité de la facilitation des échanges.
Toutefois, la guerre commerciale peut se traduire par un accroissement de l'inefficacité si elle devient la nouvelle norme de l'économie mondiale. Les entreprises desservant une demande finale en Chine et sur les marchés développés seront contraintes de faire des investissements redondants dans plusieurs juridictions du fait du découplage. Cela entraînera des coûts plus élevés et une baisse des rendements des investissements réalisés dans les CVM. Les clients finiraient par payer des prix plus élevés pour des produits moins variés et de qualité inférieure. En outre, les rares occasions qui pourraient se présenter pour certains PMA ne compenseront pas l'absence de progrès concernant la réalisation des objectifs liés au commerce énoncés dans le Programme de développement durable à l'horizon 2030.
Une dernière mise en garde. Les guerres sont rarement menées sur un seul front, et la guerre commerciale entre les États Unis et la Chine ne fait pas exception. Alors que les droits de douane demeurent le principal champ de bataille, la technologie numérique, la manipulation monétaire et les questions politiques sont également en jeu. Le conflit se déroule maintenant au niveau de l'Organisation mondiale du commerce à Genève en ce qui concerne la gouvernance du commerce mondial et devrait impliquer bien plus de protagonistes que ces deux géants commerciaux. Finalement, tous les pays sont touchés par ce qu'on appelle encore une guerre commerciale bilatérale, simplement par le fait que près de 60% du PIB mondial dépend du commerce.
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Mia Mikic est Directrice de la Division du commerce, de l'investissement et de l'innovation à la Commission économique et sociale des Nations Unies pour l'Asie et le Pacifique.
Header image of people in South Sudan celebrating the International Day of Peace - ©UN Photo/Isaac Billy via Flickr Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivs 2.0 Generic (CC BY-NC-ND 2.0) license.
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