14 mars 2023

Ancrer la politique commerciale dans une politique industrielle pour la ZLECAf

by Jonathan Said / in Tribune libre

Cet article est une version modifiée d'un article initialement publié dans la Pan-African Review.

Le Secrétaire général de la Zone de libre‑échange continentale africaine (ZLECAf), Wamkele Mene, a identifié quatre facteurs qui limitent le commerce intra‑africain: la fragmentation du marché, la petite taille des économies, le manque de capacités industrielles et la poursuite des exportations de produits primaires vers les marchés traditionnels des pays du Nord. Tous ces facteurs sont étroitement liés et indiquent qu'il importe de promouvoir une politique industrielle plus active, parallèlement aux initiatives en matière commerciale qui occupent une place centrale pour la ZLECAf. C'est particulièrement important pour les pays les moins avancés (PMA) en Afrique.

La politique industrielle n'est pas une politique manufacturière: elle couvre des secteurs comme le tourisme, l'agriculture, les industries extractives et les services informatiques, ainsi que la coordination de secteurs clefs pour l'économie, tels que l'énergie, la finance et les télécommunications. Ce n'est pas non plus une mesure protectionniste: on sait bien que les politiques industrielles les plus efficaces sont tournées vers le commerce et l'exportation. Mais surtout, la politique industrielle est l'instrument par excellence pour développer la capacité de production d'un pays en aidant le secteur privé à produire et à exporter des marchandises à valeur ajoutée plutôt que des produits primaires.

Par ailleurs, la politique industrielle est la plus importante des politiques économiques, car c'est la seule qui puisse assurer une cohérence pour un ensemble d'instruments gouvernementaux très disparates. C'est aussi la seule qui vise expressément la restructuration de l'ensemble de l'économie pour parvenir à une croissance inclusive. Les politiques monétaire, commerciale et budgétaire sont toutes importantes, mais elles ne peuvent pas jouer ce rôle d'orientation et de coordination.

La politique monétaire, par exemple, concerne l'offre et la demande de monnaie, l'inflation et les taux de change; elle ne vise pas délibérément l'économie non monétaire, c'est‑à‑dire la capacité d'un pays à fabriquer des marchandises, fournir des services, créer des emplois et augmenter les revenus des ménages.

La politique commerciale ne porte pas non plus au premier chef sur la capacité d'un pays à fabriquer des marchandises et fournir des services: son but est d'améliorer la capacité d'échanger des biens et des services avec d'autres pays en assurant la circulation transfrontières des marchandises. La question de savoir s'il s'agit d'importations ou d'exportations, de produits primaires ou de marchandises à valeur ajoutée n'est pas la préoccupation majeure. C'est pourquoi, bien que la politique commerciale africaine au cours des trente dernières années ait généralement réussi à ouvrir les marchés et à réduire les obstacles transfrontières, elle n'est parvenue à remédier ni aux difficultés des petites économies ni à la fragmentation du marché mentionnées par Wamkele Mene. Cela vient du fait que le développement sectoriel et la facilitation des échanges sont deux choses différentes. En réalité, le commerce a facilité les importations à valeur ajoutée et les exportations de produits primaires, alors qu'il faudrait que l'Afrique importe des produits primaires et exporte des produits à valeur ajoutée. En outre, malgré les efforts déployés pour la facilitation des échanges, les marchés africains sont encore trop fragmentés, et les milieux d'affaires demeurent en grande partie fermés et méfiants vis‑à‑vis de la ZLECAf.

La politique budgétaire ne peut pas non plus assurer la cohérence nécessaire concernant la capacité de production, même si en théorie le processus d'établissement du budget du gouvernement pourrait y contribuer. Cette politique a trait principalement à la stabilité budgétaire, tout comme la politique monétaire vise la stabilité monétaire. Finalement, l'accent est mis sur la gestion de la dette et des affaires courantes, et sur la mobilisation d'un maximum de recettes fiscales. Au cours des dernières décennies, des efforts ont été faits pour développer les plans budgétaires à moyen terme suivant les meilleures pratiques en matière de gestion des finances publiques. Mais cette approche n'a pas vraiment donné lieu à des changements stratégiques et structurels dans beaucoup d'économies africaines, car ‑ sans politique industrielle ‑ la politique budgétaire ne suffit pas pour enclencher véritablement une augmentation de la capacité au niveau des entreprises et des branches de production. C'est bien pour cela que dans une entreprise, le directeur financier n'est pas le directeur général, ni le responsable de la stratégie et des produits: la durabilité financière et le développement de la capacité de production et de commercialisation sont deux concepts liés, mais différents.

La politique industrielle peut imprimer une cohérence dans tous ces domaines, ainsi que pour l'énergie, le foncier, les transports, le numérique, ou encore l'éducation, parce qu'elle constitue un repère clair lié à l'économie "réelle" auquel toutes les politiques peuvent se raccrocher. En particulier, elle peut faciliter la mise en œuvre de la politique commerciale, et ce de deux manières. Premièrement, elle permet de mettre en place un dialogue et une collaboration constructifs avec les acteurs qui développent la capacité de production d'un pays ‑ donc le secteur privé ‑ pour comprendre ce qui retient l'expansion et l'investissement. Deuxièmement, elle canalise ces retours du secteur privé dans le gigantesque labyrinthe gouvernemental, permettant aux responsables d'apporter des solutions pratiques à des blocages spécifiques et d'assurer un suivi. Ainsi, quand une branche de production qui pourrait exporter des produits à valeur ajoutée vers d'autres pays africains se heurte à des blocages en matière d'accès aux marchés, d'approvisionnement électrique, de compétences ou de connectivité Internet, la politique industrielle "centralise": elle signale aux parties prenantes des domaines respectifs (facilitation des échanges, énergie, formation professionnelle, TIC) ‑ groupes distincts d'organisations et d'acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux qui ont chacun leurs propres priorités, vues, contraintes et enjeux ‑ qu'elles doivent réagir et s'efforcer de remédier aux dits blocages. La politique industrielle peut aussi favoriser la reddition de compte et l'application, grâce au pouvoir exécutif du chef de l'État, veillant à ce que les parties prenantes concernées donnent suite. Des structures appropriées de soutien aux parties prenantes peuvent alors faire émerger une cohérence des politiques autour de problèmes, d'investissements et de branches de production spécifiques, pour lesquels les responsables gouvernementaux peuvent s'organiser et se mobiliser.

Ce dernier point est tout à fait crucial. Wamkele Mene a aussi fait allusion à un autre ingrédient essentiel pour le succès de la ZLECAf: il s'agit de l'implication directe des chefs d'État. Depuis maintenant plusieurs décennies, le secteur privé africain créateur de valeur a clairement fait savoir qu'il avait besoin plus que tout d'une cohérence des politiques gouvernementales, pour pouvoir planifier en conséquence et ne pas être pris au dépourvu. Si les politiques budgétaire, énergétique, foncière, éducative, etc. ne suivent pas un même "fil d'Ariane", alors le secteur privé sous‑investit très nettement. Or seuls les chefs d'État et ceux qu'ils habilitent directement peuvent coordonner les différents ministères et organismes gouvernementaux qui élaborent ces politiques. Cet aspect est particulièrement pertinent pour les PMA, où la coordination intragouvernementale est plus difficile en raison de capacités plus faibles. Pourtant, depuis au moins 40 ans, les chefs d'État africains n'ont pas eu à leur disposition le principal instrument permettant de coordonner des politiques diverses. Nous avons pensé à tort que les politiques monétaire, budgétaire et commerciale pouvaient jouer ce rôle ‑ mais on sait maintenant que ce n'est pas le cas.

Par conséquent, pour que la ZLECAf réalise ses ambitions et que les PMA africains prospèrent, il est temps de déployer pleinement une politique industrielle africaine tournée vers les échanges commerciaux, afin que les chefs d'État puissent coordonner l'action des pouvoirs publics et laisser le secteur privé créateur de valeur et les marchés inclusifs jouer leur rôle pour accélérer le commerce intra‑africain et l'industrialisation, ainsi que la transformation économique de notre continent.

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Le Cadre intégré renforcé (CIR) collabore avec les PMA à la fois pour créer un environnement de commerce et d'investissement qui soit propice à une croissance inclusive et durable, et pour augmenter la capacité de production en vue de développer les exportations. Par exemple, en partenariat avec la Commission économique des Nations Unies pour l'Afrique (CEA) et la Société internationale islamique de financement du commerce (ITFC), le CIR a lancé un projet visant à aider six pays africains (Burkina Faso, Guinée, Mauritanie, Niger, Sénégal et Togo) à rendre opérationnelle la Zone de libre‑échange continentale africaine (ZLECAf), tout en investissant dans le développement de secteurs clés comme le soja au Togo, la filière à valeur ajoutée du karité au Burkina Faso, la production de cuir au Niger et les mangues au Sénégal.

Credits
© Ollivier Girard / EIF
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