26 mars 2020

Industrie 4.0: Quelle est la suite pour les pays les moins avancés?

by Padmashree Gehl Sampath / in Tribune libre
  • La possibilité de refondre les procédés de fabrication grâce aux nouvelles technologies numériques et aux données ouvre des perspectives de remaniement du développement industriel dans les pays les moins avancés.

  • À l'ère du numérique, l'élaboration de politiques doit foncièrement chercher à promouvoir les moyens par lesquels les nouvelles technologies peuvent être intégrées aux résultats économiques des entreprises locales. De telles mesures politiques sont aussi importantes que celles qui visent à assurer l'égalité des conditions du commerce international.

  • Grâce à un cadre politique largement participatif qui favorise de nouvelles formes de capacités en matière de savoir et qui appuie l'activité des entreprises, de nouveaux marchés, de nouveaux liens au niveau de l'offre et de la demande et de nouvelles possibilités d'emploi peuvent être créées.

La plupart des échanges sur l'industrie 4.0 et le développement qui ont eu lieu dans le cadre des récentes négociations multilatérales, en particulier ceux axés sur le commerce électronique, ont été fondamentalement houleux. Cependant, bien loin de ces débats, les entreprises qui opèrent sur le terrain, en Afrique et dans les pays les moins avancés (PMA), avancent à grands pas.

C'est ainsi que, dans le domaine des soins de santé, mPedigree une entreprise ghanéenne, a créé un marqueur unique permettant d'identifier les produits afin de lutter contre la contrefaçon des produits pharmaceutiques sur le marché africain. Dans le domaine de l'énergie, des entreprises telles que M-KOPA Solar proposent dans plusieurs pays d'Afrique des systèmes d'approvisionnement en énergie solaire décentralisé fondés sur un modèle de paiement au fur et à mesure.

En dehors des secteurs sociaux traditionnels, nombre de nouvelles entreprises commencent à fournir des services qui étaient auparavant problématiques pour les résultats industriels en général. Par exemple, les exportations en provenance des PMA sont souvent limitées du fait de la faiblesse des infrastructures de transport et des infrastructures routières. Une nouvelle entreprise, Trella, tire profit de ce créneau en mettant en place un marché interentreprises de camionnage qui met en relation des expéditeurs et des transporteurs pour favoriser l'efficacité du transport et la capacité de la chaîne logistique. De la même façon, pour accroître les économies et les investissements des communautés à faible revenu et des petites entreprises, Exuus, une entreprise rwandaise de technologie financière, promeut les opérations sans espèces par l'intermédiaire d'une plate-forme numérique qui gère les économies par la tenue d'un registre. Oko, une entreprise établie au Mali, s'emploie à aider les agriculteurs ruraux à accéder à une assurance-récolte de sorte à renforcer leurs capacités de faire face à l'instabilité climatique et leur sécurité financière.

À l'heure actuelle, les données sont principalement monopolisées par un petit nombre de grandes entreprises technologiques, ce qui demeure un obstacle de taille à la création, dans les pays en développement, de solutions innovantes efficaces fondées sur les données. Dans le même temps, le succès des entreprises met en avant le fait que des possibilités existent pour les innovations locales qui proviennent pour l'essentiel de marchés et de créneaux qui doivent encore être mis à profit à grande échelle dans les PMA.

Les gouvernements des PMA peuvent‑ils adopter une politique propice à la croissance et au développement des entreprises et comment ces efforts peuvent‑ils être orientés de sorte à donner un nouveau souffle au rêve de l'industrialisation?

L'occasion de remanier l'industrie manufacturière

Par le passé, un certain nombre de lacunes différentes ont empêché les entreprises des PMA de réaliser les économies d'échelle et de gamme nécessaires dans l'industrie manufacturière. Au premier rang de ces carences figuraient notamment la faiblesse des investissements dans la recherche‑développement, l'insuffisance du soutien accordé par les institutions scientifiques publiques, le retard des ressources humaines, le manque d'infrastructures physiques (routes, électricité, transport) et le dysfonctionnement de plusieurs mécanismes de prorogation essentiels à la survie de l'industrie (les finances, la gestion, la commercialisation et l'incubation technologique, par exemple).

Toutefois, grâce aux nouvelles technologies numériques, telles que les mégadonnées, l'intelligence artificielle, l'informatique en nuage et Internet des objets, l'industrie manufacturière change. Au lieu de reposer sur des économies d'échelle et de gamme, que la plupart des secteurs industriels des PMA n'ont pas réalisées, l'industrie manufacturière "intelligente" à l'ère du numérique se caractérise par des activités fondées sur la technologie de plus en plus modulaires et personnalisées.

Ce type d'industrie manufacturière peut exister grâce à une utilisation accrue de systèmes de capteurs, de machines et de technologies de l'information et de la communication (TIC) qui interagissent pour relier les chaînes de valeur de la production et de l'innovation, menant à une convergence croissante du secteur manufacturier et du secteur des services. Si une fabrication analogique reposant sur certaines formes conventionnelles de production qui nécessitent une économie d'échelle se poursuivra dans nombre de secteurs, de nouvelles perspectives de remaniement des produits, des activités et des services voient le jour dans tous les domaines.

De ce fait, il est possible d'organiser l'industrie manufacturière en un ensemble de procédés distincts au moyen d'investissements moindres mais plus ciblés dans les créneaux industriels de haute technologie susceptibles de prendre de l'ampleur. Une telle organisation présente plusieurs avantages.

Premièrement, elle peut aider les entreprises locales à mettre à profit nombre de ces nouvelles techniques pour améliorer l'efficacité de la production et amorcer un changement technologique. Selon la Banque africaine de développement, l'intelligence artificielle devrait générer des revenus pouvant aller jusqu'à 47 milliards de dollars EU d'ici à 2020 en Afrique (jusqu'à 8 milliards de dollars EU en 2019), et l'on estime que l'élargissement de l'adoption des technologies en nuage a déjà fait augmenter le PIB de 120 milliards de dollars EU. Les entreprises peuvent bénéficier d'une réduction des coûts de 50% dans le cadre d'un modèle fondé sur le principe "save to transform" ("économiser pour transformer") qui promeut aussi de nouveaux schémas de croissance des entreprises fondés sur une utilisation grandissante des technologies numériques. Cette approche hybride de l'économie et de la transformation des entreprises peut donner un véritable coup de fouet aux entreprises des PMA.

Deuxièmement, la fabrication intelligente peut aider les entreprises locales à recueillir et à générer des mégadonnées par elles‑mêmes, ce qui peut contribuer à la création de nouvelles innovations dans l'économie numérique et donner une impulsion bienvenue à l'entrepreneuriat local. Enfin, étant donné que toutes les activités liées à l'expansion numérique, y compris l'informatique en nuage et l'analyse des mégadonnées, contribuent à l'industrie manufacturière intelligente et s'appuient sur elle, un cercle vertueux d'emploi peut être créé à plusieurs étapes de la chaîne de valeur des données, y compris l'analyse des données et le service client.

Permettre la transformation

Il ne sera pas facile de permettre ce passage d'une industrie manufacturière analogique à une industrie manufacturière intelligente. L'ensemble des technologies numériques sous‑jacentes s'appuie non seulement sur l'infrastructure des TIC en place et sur un réseau internet ouvert et stable, mais aussi sur les capacités préexistant dans d'autres secteurs industriels et secteurs des services où il peut être appliqué à profit. De ce point de vue, les PMA sont particulièrement désavantagés, étant donné les difficultés qu'ils ont rencontrées par le passé pour promouvoir l'industrialisation. Il faudra fournir d'importants efforts pour faire progresser les compétences en matière de haute technologie et se mettre à promouvoir conjointement l'industrie manufacturière et les services en tant que moteurs mixtes de croissance.

Dans ce nouveau décor, le rôle de l'élaboration de politiques consiste à envisager activement des stratégies nationales de développement industriel numérique qui a) promeuvent l'utilisation des technologies numériques pour stimuler les capacités locales dans l'ensemble de l'économie, b) contribuent à améliorer les résultats des entreprises locales et c) visent à permettre à ces entreprises de reconquérir des marchés afin de tirer parti de ce qui était considéré auparavant comme un désavantage. Une telle stratégie nationale de développement numérique doit s'attacher à défendre bien davantage l'intégration des nouvelles technologies aux résultats économiques des entreprises locales. L'important est de ne pas se concentrer sur ce qui était produit avant, mais de préparer les entreprises locales à définir ces nouvelles technologies et à s'appuyer dessus de toutes les façons possibles et dans tous les secteurs de l'économie.

Il est indispensable de mettre fortement l'accent sur le renforcement d'un large éventail de capacités qui peuvent être utilisées dans l'ensemble de l'industrie, telles que les compétences en gestion, en entrepreneuriat et en prise de risque. Il conviendrait en outre d'étudier des stratégies de diffusion de données et des stratégies sur les données ouvertes, en particulier pour l'utilisation de données publiques existantes, de sorte à dynamiser l'innovation parmi les entreprises locales. Parallèlement, l'élaboration de politiques devrait aussi être axée sur la promotion de nouvelles formes de capacités dans le domaine des connaissances qui permettent aux entreprises de circonscrire et d'investir efficacement de nouveaux espaces qui leur donnent la possibilité d'associer et d'intégrer des produits à des services connexes et à une individualisation accrue. Ces changements (mis en évidence dans le tableau) seront essentiels pour passer d'une production analogique à une production numérique.

 

Domaines clés de la stratégie pour faciliter le passage d'une production analogique à une production intelligente

Policy focus areas to facilitate the shift from analogue to smart production

Source: Compilées par l'auteur

 

Appuyer l'activité des entreprises

Même au niveau le plus élémentaire, ces capacités permettront aux entreprises locales de fonctionner dans l'économie des données en dégageant d'importants avantages sur le plan des processus de fonctionnement. L'accès aux mégadonnées – associé à la capacité de les analyser – peut permettre aux entreprises de mieux comprendre leurs clients et les préférences de ceux‑ci et d'étendre leurs marchés. Les entreprises locales peuvent aussi créer de la valeur en changeant progressivement la conception de leur produit ou leur portefeuille de services afin de pourvoir aux besoins des consommateurs, et ainsi renforcer la capacité des systèmes d'innovation locaux de répondre à la demande des consommateurs et, par-là, d'accroître les gains de productivité.

Par l'intégration de la numérisation, les entreprises locales peuvent aussi, à termes, renforcer leur capacité de se déplacer dans les chaînes de valeur fondées sur les données dans de nouveaux secteurs et domaines de fabrication. Dotées de la capacité de créer leur propres produits intelligents, les entreprises peuvent recueillir des données à chaque étape de l'utilisation par le consommateur et ainsi étoffer leur propre base de données, qui peut être utilisée pour alimenter les analyses qui entraînent les systèmes d'intelligence artificielle utiles aux contextes locaux. Ces capacités peuvent se renforcer entre elles, et des résultats de l'apprentissage imprévus peuvent voir le jour.

 

 

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Padmashree Gehl Sampath est chercheuse, et conseillère principale du programme Global Access in Action, au Berkman Klein Center for Internet and Society de l'Université d'Harvard, professeur adjoint au Département des sciences sociales de l'Université d'Aalborg (Danemark), et professeur associé du Centre de recherche économique et sociale et de formation de Maastricht pour l'innovation et la technologie de l'Université des Nations Unies (UNU‑MERIT).

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