29 septembre 2020

Les femmes à la frontière Rwandaise

by Michelle Kovacevic / in Tribune libre

Les négociants transfrontières du pays persévèrent malgré les difficultés liées à la COVID 19

Sur la rive nord du lac Kivu, à la frontière entre la République démocratique du Congo (RDC) et le Rwanda, le poste frontière reliant la ville bouillonnante de Goma en RDC à la petite ville rwandaise de Gisenyi s'appelle la "petite barrière". Toutefois, ce poste frontière n'a rien de petit – en fait, jusqu'à 30 000 négociants le traversent chaque jour pour vendre toutes sortes de marchandises sur les marchés frontaliers.

C'est du moins ce qu'ils faisaient jusqu'au 22 mars 2020.

Une semaine plus tôt, le premier cas de COVID‑19 au Rwanda était confirmé et, pour tenter de stopper la propagation du virus, le Ministère rwandais de la santé a annoncé la fermeture des frontières dans le cadre de ses mesures de confinement.

"Toutes les activités transfrontières ont été stoppées, en conséquence de quoi la majorité des négociants transfrontières sont tout simplement coincés chez eux", a déclaré David Butera, directeur de programme à TradeMark East Africa, qui aide les négociants transfrontières à accéder au financement, aux marchés et à la formation.

Étant donné que le commerce transfrontières informel représente, selon les estimations, 40% du commerce total du Rwanda, le gouvernement a mis en place des mesures pour tenter de maintenir les flux commerciaux – exigeant des négociants qu'ils regroupent leurs produits et paient le transport de ces derniers à bord de camions de marchandises autorisés à traverser la frontière.

"Malheureusement, peu d'entre eux ont pu fournir les volumes minimaux. Nous estimons que seulement 20% des négociants transfrontières que nous soutenons ont pu poursuivre leur activité commerciale pendant la pandémie de COVID‑19", a dit M. Butera.

Un autre problème lié au transport par camion est le manque de confiance – les acheteurs situés de l'autre côté de la frontière paieront‑ils un bon prix? Les chauffeurs de camion rapporteront‑ils l'argent?

"C'est un système risqué", a déclaré Betty Mutesi, directrice pays pour le Rwanda chez International Alert.

"Lorsque vos moyens d'existence dépendent à 100% du commerce frontalier – vous vous nourrissez et vos enfants peuvent aller à l'école grâce à cela –, vous ne faite confiance à personne pour ce qui est de votre argent", a‑t‑elle déclaré.

GÉRER LE STRESS

La plupart des négociants transfrontières rwandais sont des femmes et dépendent du commerce transfrontières car celui‑ci constitue leur seule source de revenus. Selon une évaluation récente réalisée par Pro‑Femmes/Twese Hamwe, l'organisation faîtière rwandaise des associations de femmes, la plupart des négociants transfrontières ont perdu non seulement une part importante de leurs revenus à cause de la fermeture des frontières, mais aussi la totalité de leurs économies.

"De nombreux négociants n'ont plus assez d'argent pour reprendre leurs activités", a déclaré Claude Kabutware, coordonnateur de projet chez Pro‑Femmes/Twese Hamwe.

Mme Mutesi a signalé que cela avait engendré un stress psychosocial important.

"Beaucoup de femmes nous disent: "Cela m'est égal de mourir de la COVID‑19 car si je ne travaille pas, je vais mourir de faim.""

Pour les femmes négociantes qui soutiennent depuis longtemps leur famille dans les communautés frontalières, le fait d'être à la maison sans argent a également engendré une augmentation de la violence sexiste.

"La violence sexiste existait déjà avant la COVID‑19 – les hommes supposent depuis longtemps que leurs épouses ne leur disent pas exactement combien elles gagnent et à quoi elles dépensent cet argent. Ils accusent aussi les femmes de promiscuité en raison de leurs heures de travail tardives", a déclaré Mme Mutesi.

"Lorsque la COVID‑19 a commencé à empêcher les femmes de faire des affaires et de gagner de l'argent, des tensions sont apparues car, dans ces communautés frontalières, les hommes ont tendance à penser que le rôle des femmes est de s'occuper d'eux", a ajouté Mme Mutesi.

International Alert aide les familles qui luttent pour traverser cette période incertaine en leur fournissant des conseils et un soutien psychologique.

"Nous menons trois phases de dialogue – d'abord avec la femme seule, ensuite avec l'homme seul, puis avec le couple – pour comprendre où pourraient se situer les problèmes et comment ils pourraient être résolus", a indiqué Mme Mutesi.

"Nous avons constaté que la création de voies de communication ouvertes, par exemple en ce qui concerne les ventes et les pertes, a permis de rétablir la confiance et des relations saines au sein de nombreux couples."

Avant la COVID‑19, Julienne a bénéficié d'une formation dispensée par International Alert, qui l'a aidée à surmonter les difficultés liées aux normes de genre et la violence sexiste pour développer une entreprise de vente de légumes.

"J'ai rejoint un groupe d'épargne, ouvert un compte bancaire et épargné 60 000 francs rwandais", a‑t‑elle déclaré.

Toutefois, lorsque le confinement a été annoncé, elle n'a plus été en mesure de travailler et son mari a décidé de la quitter, elle et ses quatre enfants.

Pendant cette période difficile, International Alert a aidé Juliette à trouver des moyens de développer et de diversifier son entreprise. Elle a pu économiser suffisamment d'argent pour aider sa fille Manuelle à ouvrir et gérer sa propre petite boutique.

"Je vois [ma mère] se battre depuis que je suis toute petite", a affirmé Manuelle.

"J'ai appris [d'elle] qu'avec de la détermination, de la patience et beaucoup de travail, on peut réussir. Avec cette boutique qu'elle a créée pour moi pendant la pandémie de COVID‑19, j'aimerais réaliser suffisamment de bénéfices pour développer l'entreprise et payer mes frais de scolarité."

ESPRIT DE COMMUNAUTÉ

Au Rwanda, environ la moitié des négociants transfrontières sont membres d'une coopérative, ce qui leur permet de bénéficier d'un soutien financier, de formations, de conseils et d'informations.

"Les coopératives peuvent faire beaucoup de choses – elles possèdent des biens et peuvent obtenir des prêts bancaires. Donc si vous êtes membre d'une coopérative, il est plus facile pour vous d'accéder au financement et aux marchés et vous disposez d'un pouvoir de négociation plus important", a déclaré M. Butera.

Florence Mykashema est membre de la coopérative Kotiheza de Gisenyi et a ainsi développé un fort esprit de communauté.

"Si quelqu'un tombe malade, donne naissance à un enfant, se marrie ou perd un membre de sa famille, nous sommes toujours prêts à nous entraider. Si un membre a besoin d'argent pour exploiter son entreprise, la coopérative lui accorde un prêt [à faible taux d'intérêt]", a‑t‑elle affirmé.

Pendant la pandémie de COVID‑19, les coopératives ont accordé des prêts d'urgence, fourni des produits alimentaires et médicaux et partagé les dividendes avec leurs membres. Cela a permis à Florence de nourrir sa famille et de maintenir son entreprise en activité.

"[Notre coopérative a réussi à donner] 50 000 RWF (environ 50 dollars EU) à chaque membre, [ce qui m'a permis] d'acheter du riz, de la farine de maïs et des haricots. J'ai pu maintenir mon activité, bien que les clients soient moins nombreux qu'avant", a‑t‑elle déclaré.

"Par ailleurs, les coopératives sont un canal important de diffusion de l'information sur la COVID‑19", a signalé M. Kabutware.

"La plupart des femmes négociantes n'ont pas accès aux réseaux sociaux … elles obtiennent surtout leurs informations à la radio et à la télévision. Cela signifie aussi qu'il leur est difficile de demander électroniquement l'autorisation de quitter la maison pour aller à la pharmacie, à l'hôpital ou au marché", a‑t‑il déclaré.

"Pour remédier à cela, nous travaillons avec les présidents des coopératives à l'information des membres de ces dernières.

LES FEMMES AU PREMIER PLAN

Il y a encore beaucoup de femmes qui, avant la COVID‑19, ne souhaitaient pas devenir membres de coopératives en raison des frais d'adhésion élevés et des formalités administratives ou du fait qu'elles craignaient une mauvaise gestion.

"En fait, avant la COVID‑19, davantage de femmes parvenaient à tirer parti de mécanismes informels d'épargne volontaire et de crédit, qui offraient un accès facile et rapide à l'argent. Malheureusement, en raison des mesures de distanciation sociale et des pertes de revenus liées à la COVID‑19, ces mécanismes ne peuvent plus être utilisés", a expliqué Mme Mutesi.

"Nous avons également constaté beaucoup de cas de mauvaise gestion de la part des hommes qui président les coopératives, bien que 90% des membres de ces dernières soient des femmes. Nous devons faire comprendre aux femmes qu'elles peuvent elles aussi présider ces coopératives, d'autant plus que ce sont en fait elles qui les pilotent", a‑t‑elle déclaré.

La coopérative Icyerekezo Cyiza Matimba, située près de la frontière entre le Rwanda et l'Ouganda, est l'une des rares coopératives à être présidée par une femme. Jeannette Mucurire a été témoin du développement spectaculaire de la coopérative depuis sa création en 2016 avec 15 femmes et un capital de 600 000 RWF (616 dollars EU).

"Nous avons reçu des investissements qui nous ont permis d'ouvrir une usine dans laquelle nous produisons localement des jus et du vin et nous avons pu employer 18 personnes", a‑t‑elle précisé.

Malgré le confinement dû à la COVID‑19, qui rend les matières premières et les services de transport plus coûteux et plus difficiles à trouver, la coopérative s'attache à soutenir ses membres, dont la plupart travaillent dans des exploitations agricoles, des petites entreprises et des institutions privées et publiques.

"Deux de nos membres ont perdu leur emploi pendant le confinement. [Ils se sont battus pour obtenir] une aide publique, mais la confiance [que nous avons bâtie] au sein de la coopérative les a conduits à s'adresser à [nous pour nous demander de l'aide]. Nous leur avons fourni de l'argent, qui a servi à acheter de la nourriture et des produits d'hygiène et à répondre à d'autres besoins essentiels. Nous avons également fourni une avance à l'un de nos membres qui était vraiment dans le besoin", a‑t‑elle indiqué.

"Nous espérons que nos autres membres qui travaillent dans l'agriculture ne seront pas affectés, l'agriculture étant le seul secteur de production dont les activités se sont poursuivies pendant la période de confinement."

Au vu des conséquences de la COVID‑19, de plus en plus de négociantes transfrontières travaillant seules souhaitent créer des coopératives ou adhérer à des coopératives existantes.

"Beaucoup de femmes qui n'étaient pas membres de coopératives manifestent aujourd'hui un véritable intérêt à cet égard, non pas parce qu'elles aiment le cadre coopératif, mais parce que c'est aujourd'hui pour elles le seul moyen de vendre leurs produits", a déclaré Mme Mutesi.

"La COVID‑19 nous a appris qu'en réalité, personne ne pouvait travailler seul. Nous dépendons tous les uns des autres."

GARANTIR UN COMMERCE SÛR

La priorité actuelle est d'essayer de faire en sorte que le commerce transfrontières soit sûr en garantissant aux négociants l'accès au financement, aux marchés et aux produits."

Des fonds sont nécessaires pour aider les coopératives commerciales transfrontières de femmes à reprendre et promouvoir leurs activités et à élaborer un plan de redressement", a déclaré M. Kabutware.

À cette fin, TradeMark East Africa est en train de mettre en place des zones commerciales sûres dans le cadre d'une initiative plus large pour un commerce sûr.

"Il s'agit de zones situées autour des frontières où nous prévoyons de mettre en œuvre des lignes directrices en matière de sécurité dans le contexte de la COVID‑19 qui permettraient à ces zones de fonctionner d'une manière aussi sûre que possible. Cela devrait permettre au commerce de reprendre lorsque les mesures de fermeture des frontières seront assouplies", a expliqué M. Butera.

"En outre, des mesures visant à restructurer les chaînes d'approvisionnement rompues sont actuellement mises en place", a précisé M. Butera.

"On ne peut pas rétablir des chaînes d'approvisionnement rompues au niveau du commerce transfrontières; ce problème doit être réglé au niveau national. Nous travaillons donc avec les partenaires gouvernementaux pour faire en sorte que les produits puissent circuler dans tout le pays et améliorer la transparence dans ces chaînes d'approvisionnement", a‑t‑il déclaré.

Pro‑Femmes/Twese Hamwe s'attache à améliorer la connaissance des TIC chez les femmes pratiquant le commerce transfrontières.

"Nous intensifions nos efforts pour inciter les négociants à utiliser les plates‑formes mobiles et les réseaux sociaux comme principaux canaux pour la vente et l'achat de leurs produits, ainsi que pour la communication avec leurs clients et dans le cadre des activités courantes de leur entreprise. Cela les aidera non seulement à faire face à la COVID‑19, mais aussi à gérer leur entreprise", a dit M. Kabutware.

"Le fait d'aider le Ministère du commerce à élaborer une base de données regroupant tous les négociants transfrontières permettra aussi de garantir que tous les acteurs sur le terrain bénéficient d'un soutien", a déclaré M. Butera.

"Nous disposons d'une base de données sur les coopératives, mais nous n'avons pas beaucoup d'informations sur les négociants qui ne sont pas membres de coopératives. Il est donc difficile pour nous de les aider", a‑t‑il précisé.

En plus de faciliter les conditions de l'activité des entreprises, Mme Mutesi juge nécessaire de créer un centre de soutien psychosocial.

"Ces femmes traversent de nombreuses phases d'incertitude et de dépression, ce qui a une incidence considérable sur la manière dont elles font du commerce et feront du commerce à l'avenir. Il est essentiel de veiller à ce que toute intervention s'accompagne d'un soutien psychosocial", a‑t‑elle déclaré.

"Malgré ces immenses difficultés, la COVID‑19 a mis en perspective la vie de nombreuses communautés transfrontières", a souligné Mme Mutesi.

"Bien que la confiance ait été ébranlée, il est évident que la COVID‑19 est un ennemi commun. Que nous soyons congolais ou rwandais, nous devons tous travailler main dans la main pour traverser cette période difficile."

 

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